jeudi 14 janvier 2010

La CIA piégée par Al-Quaïda

Par Frédric Pons. le jeudi, 14/01/2010
Un complot non détecté. Des comportements “désastreux”. Une base secrète décimée. L’amateurisme des agents mis en cause… Barack Obama se fâche.On peut comprendre la colère de Barack Obama contre ses services de renseignements, malgré toutes les bonnes résolutions prises au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.Exceptionnellement réunis le 5 janvier à la Maison-Blanche pour un briefing secret de quatre-vingt-dix minutes, les vingt patrons de la communauté américaine du renseignement ont été mis en demeure de réformer sérieusement leurs méthodes : «Ce qui s’est passé n’est pas acceptable et je ne le tolérerai plus, leur a dit Obama.Notre système a failli de façon désastreuse. Nous devons faire mieux et nous devons le faire vite. Des vies américaines sont en jeu. »
Coup sur coup, la CIA (renseignement extérieur), le FBI (renseignement intérieur) et la DIA (renseignement militaire) se sont montrés défaillants. Ils avaient collecté les informations mais n’ont pas su les exploiter.Le 25 décembre, un jeune Nigérian, pourtant identifié comme militant djihadiste (son père l’avait dénoncé), pouvait embarquer sur une compagnie américaine, muni d’un visa américain légal, avec l’intention de faire sauter l’avion au-dessus de Detroit. Seule la chance, ou sa maladresse, a évité la catastrophe.
Cinq jours plus tard, le 30 décembre, un attentat suicide décimait la base “secrète” Chapman, un poste avancé de la CIA dans la province de Khost (sud-est de l’Afghanistan) : huit agents tués, dont le chef de mission (une femme, spécialiste d’Al-Qaïda depuis dix ans), trois officiers chevronnés et le capitaine Sharif Ali Bin Zeid, officier du GID (General Intelligence Department) jordanien, cousin du roi Abdallah de Jordanie. Sa mort a mis en lumière la coopération active entre services américains et jordaniens.Une révélation embarrassante pour le roi Abdallah (chef du GID lorsqu’il n’était encore que le prince héritier). Le Washington Post a même parlé du « rare aperçu d’une collaboration » restée plutôt discrète, même si le film Mensonges d’État, avec Leonardo DiCaprio, l’avait déjà évoquée.
Un rapport officiel est venu enfoncer le clou. Rédigé avant cet attentat par le général Michael T. Flynn, chef du renseignement militaire en Afghanistan depuis juin 2009, ce document de vingt-six pages dénonce le manque de professionnalisme et les faibles résultats des équipes de la CIA. Flynn est une autorité. Depuis trente ans dans le “Rens”, il a dirigé le “J-2” (2e Bureau) du Pentagone.Il s’est entouré de rédacteurs courageux, familiers du terrain : le capitaine des marines Matt Pottinger, récompensé en 2009 par le titre d’“officier de renseignement de l’année”, et Paul D. Batchelor, un civil, ancien conseiller de la DIA auprès de Robert Gates, secrétaire à la Défense de Bush confirmé par Obama.
Le rapport Flynn est sans appel, proche du constat déjà dressé, en mars 2009, par Dennis Blair, DNI (Director of National Intelligence), le “tsar du renseignement américain” chargé de chapeauter l’ensemble des services.Lui aussi avait réclamé un renforcement de la capacité de renseignement en Afghanistan, après avoir noté la faiblesse des dossiers fournis.
Sur place, assure Flynn, les Américains sont « toujours incapables de trouver des réponses à des questions fondamentales sur l’environnement dans lequel nous évoluons et sur la population que nous essayons de protéger et de convaincre de collaborer ». Principal problème : « Ces analystes […] n’obtiennent pas du terrain les informations dont ils ont besoin pour se nourrir, si bien que plusieurs estiment que leur travail revient plus à dire la bonne aventure qu’à mener des enquêtes sérieuses. »
Les agents ne savent pas s’immerger sur le terrain. Ils se montrent inaptes à collecter les informations utiles à la stratégie de contre-insurrection définie par les généraux Petraeus, patron du Central Command,et McChrystal, commandant en chef en Afghanistan. Flynn frappe fort, sans doute aussi pour régler des comptes internes.Pour lui, les agents déployés « ignorent tout de l’économie locale et des propriétaires fonciers » ; ils n’ont qu’« une vague idée de l’identité des vrais chefs et de la manière de les influencer ».Peuventils mieux faire ? Il en doute : « Ils se tiennent éloignés des gens les mieux placés pour obtenir les réponses. » L’attentat de Khost paraît lui donner raison.Les agents de la CIA ont été bernés sur toute la ligne par Khalil Abu-Mulal al-Balawi, alias Abu Dujana al-Khorasani, 32 ans, originaire d’Arabie Saoudite, le responsable de l’attentat suicide du 30 décembre. L’histoire de cet agent double, de son faux retournement et de son infiltration suicidaire réussie restera un cas d’école.
Après quelques années de prêches enflammés sur Internet en faveur du djihad et contre « les croisés américains », Al-Balawi, marié et père de deux filles, fut arrêté en Jordanie alors qu’il voulait se rendre à Gaza pour mettre ses compétences de médecin (ou d’infirmier) au service du Hamas. Pris en main par les agents du GID, réputés pour leur efficacité, il se serait repenti.
Après avoir travaillé à Zarqa, le village natal d’Abu Musab al-Zarqawi, chef d’Al-Qaïda en Irak jusqu’à son élimination en 2006 (sur renseignements jordaniens), cette recrue inestimable est alors envoyée en Afghanistan, accompagnée par un agent traitant de choix, le capitaine Bin Zeid, membre de la famille royale jordanienne. Sa mission : infiltrer des groupes d’insurgés islamistes, pénétrer le premier cercle d’Al-Qaïda à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan,approcher l’Égyptien Ayman al-Zawahiri, second de Ben Laden. Ses compétences médicales et son passé djihadiste devaient faciliter cette infiltration.
L’agent double a livré des noms et des filières…
La manoeuvre fonctionna. Al-Balawi gagna la confiance de tous les camps. Il sut rapporter des renseignements jugés prometteurs. Parfait agent double, il prit la CIA et le GID à leur propre jeu, livrant sans doute beaucoup plus de secrets à ses amis islamistes dans la clandestinité qu’à ses agents traitants de Khost.En décembre,Al-Balawi fut “récompensé” par une ceinture d’explosifs et la perspective de mourir en martyr. En pénétrant dans la base Chapman sans être fouillé, il sut qu’il allait emporter avec lui dans la mort beaucoup de “croisés” (Occidentaux) et d’“impies” (Jordaniens).
Outre les huit agents tués et la claque morale pour la CIA et le GID, les dégâts s’annoncent terribles.L’évaluation des informations volées par Al-Balawi est en cours. Il a notamment pu livrer aux insurgés des noms de contacts afghans des alliés, décrire leurs filières d’infiltration, leurs modes opératoires (la base Chapman contrôle les tirs de drones contre Al-Qaïda). Al-Balawi a sans doute aussi donné des détails sur le travail des services jordaniens, très actifs dans la traque des réseaux djihadistes, en liaison avec d’autres services occidentaux et le Mossad israélien.
C’est un revers très sérieux pour la CIA, équivalent à celui de mars 1983 au Liban, lors de l’explosion du bureau de l’Agence à Beyrouth. Cet attentat de Khost confirme une chose : si les Américains continuent à traquer secrètement Ben Laden et ses lieutenants à la frontière de l’Afghanistan et du Pakistan, c’est qu’ils pensent qu’il est toujours bien vivant, dans cette zone.

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